La Montagne ensevelie

Paris, Dortmund, Berlin : des attentats inexplicables, des victimes en grand nombre, une enquête qui piétine, un malfaiteur habile et déterminé, qui ne recule devant rien pour aller au bout de son cauchemar, un officier de police singulier mais efficace. Ce pourrait être un maillon de la longue traque activée contre le terrorisme contemporain. C'est avant tout l'histoire d'une famille, l'histoire torturée d'une famille frappée par le destin, la résurgence de visages ensevelis dans les limbes de l'oubli, une terrible cause aux images improbables, qui chaque jour s'affaiblit et s'efface de nos consciences.


I

L’air parisien s’était posé ; les courants d’air échappés de nulle part qui batifolent aux carrefours et balaient d’une ronde enfiévrée les ruelles du quartier s’étaient dissipés. On sentait à peine une brise légère chargée des suaves effluves des feuilles d’automne pourrissantes.

À cette heure avancée de la nuit, dans cette rue mal éclairée, il n’y avait guère de trafic, guère de mouvement ; tout au plus un chat qui s’élançait furtivement sur la crête d’un muret et glissait prestement dans une parcelle de jardin abandonnée.

Dans l’angle d’une porte cochère, un homme attendait, une jambe repliée contre un chasse-roue en pierre de taille. Il attendait patiemment, paisiblement, les mains dans les poches d’un trench-coat de couleur sombre. Les saillies de sa silhouette se mêlaient aux ornementations érodées du pilier dont elles modifiaient par endroits le relief.

En face, un rideau de fer à larges mailles masquait la devanture d’une droguerie ou d’une quincaillerie, étrange survivance d’un passé révolu. Dans l’appartement juste au-dessus, là où une lumière tamisée déversait une myriade d’éclats sur les pavés humides, on veillait encore. Une ombre, que l’on devinait assise à une table, passait de temps à autre derrière les fenêtres du premier étage, marquait insensiblement le pas et revenait à sa place par un autre chemin.

Le lieutenant de police Riton Parpalèye, la tête légèrement inclinée, ne perdait rien de la pantomime qui se jouait devant lui. Les heures s’égrenaient, sans qu’il bougeât ou tressaillît, sans qu’il laissât paraître la moindre lassitude.

Le temps l’enveloppait et semblait être son ami.

– Votre prénom, c’est bien Henri ?

Le commissaire, toujours irrité à chaque fois que quelque chose échappait à son entendement, lui avait bien posé la question dix fois et, à chaque fois, il s’était entendu répondre la même chose :

– Non, patron, mon prénom c’est Riton.
– Mais Riton est un diminutif !
– Un diminutif porté à l’état-civil. Mes parents l’ont voulu ainsi.

Le commissaire n’en revenait toujours pas qu’un imbécile ait pu inscrire un diminutif en guise de prénom ; et sa journée de fonctionnaire s’en trouvait irrémédiablement gâchée.

 

Parpalèye se demandait bien pourquoi personne ne supportait plus d’attendre.

Au commissariat, fourmis besogneuses en perpétuel mouvement, ses collègues ne savent plus que courir et ne trouvent plus la sérénité ; ils filent d’un bureau à l’autre, claquent les portes, se croisent, se bousculent, gesticulent, ébauchent une conversation qu’ils abandonnent aussitôt, attrapent les téléphones comme les coureurs du Tour de France leurs musettes de ravitaillement, crient des mots incompréhensibles à la cantonade, mordent dans un sandwich oublié sur un coin de bureau, sautent à leurs ordinateurs qu’ils quittent aussitôt, mus par un invisible ressort, se jettent dans une voiture pour rejoindre l’autre extrémité du quartier en pimponnant à tout-va.

La vie actuelle, sans doute, haletante, trépidante, harassante, une course perpétuelle à la remorque du temps, dépourvue de haltes où l’on reprend haleine, d’instants laissés à la réflexion ou à la rêverie, enchaînement ininterrompu d’actions et de postures qui se répètent inlassablement, chaque jour, du matin au soir, et offrent un équilibre précaire, à la merci du premier contretemps.

Le désœuvrement leur pèse. Lorsqu’ils planquent, les bières et les cigarettes n’arrivent plus à tromper l’attente, à vaincre l’agacement. Le temps égrène, le temps emporte ; ils craignent de ne plus voir, de ne plus faire, de laisser s’écouler des gouttes de vie dans le ruisseau des rues.

Parpalèye aimait ces heures d’inactivité forcée ; il aimait ce temps où il pouvait se retrouver et méditer loin des contraintes et des marées humaines. Il est vrai que, vivant seul, commodément, sans femme ni enfants, il avait peu de soucis et n’en cherchait pas. Tout au plus devait-il penser à son fidèle Galopin, un bâtard conçu au hasard d’une rencontre entre un chien de traîneau, qui devait en avoir assez de schlitter sur les parquets cirés des beaux quartiers, et une vague chienne de berger en goguette. Il l’avait trouvé couinant derrière une palissade, abandonné en compagnie d’un autre chiot mort-né, et il l’avait recueilli.

Malgré son impressionnante carrure et son caractère soupe-au-lait, Galopin était attachant et il avait un bon fond. Durant la journée, tante Léontine en avait fréquemment la garde ; elle maugréait contre cette adoption inopinée qui lui causait bien du tracas.

 

Les choses avaient failli mal tourner à la mairie du petit village de la Creuse niché au pied du plateau des Mille vaches, dont Parpalèye était originaire.

Le nouveau secrétaire de mairie, instituteur de surcroît, dit à Justine Parpalèye qu’il n’était pas question que son fils fût prénommé ainsi. Celle-ci sourit pâlement et, dodelinant de la tête et des épaules, s’en retourna à la ferme, le cabas à la main, conter l’affaire à Jojo Parpalèye le père.

La vieille 403 bâchée démarra en trombe dans un nuage de terre et de poussière, chassant en éventail un escadron de poules et de canards à l’autre extrémité de la cour, manqua d’emboutir un pilier du portail et bondit sur le chemin qui menait au village en cahotant comme un carrosse des temps anciens.

Lorsque l’énorme poing de Jojo s’abattit sur la table en chêne massif, une onde de choc traversa la pièce et l’encrier, que l’instituteur préférait aux cartouches par égard pour la nature, s’éleva à une altitude qui sidéra le père Gendron, l’unique observateur de la scène. Faut dire que Jojo Parpalèye était le champion toutes catégories du chemin de fer, ce jeu de foire réservé aux costauds, qui consiste à envoyer avec force un wagonnet heurter un butoir ; à tel point que le forain dut lui interdire de jouer, car l’objet catapulté par son bras de bûcheron explosait littéralement et provoquait une pluie d’étincelles sur les peluches et les poupées exposées.

Le retour de l’encrier vers la table fut inspiré par les lois immuables de la gravité ; il constella de grosses taches noires tous les documents qui s’y trouvaient et éclaboussa vilainement le nez et la blouse de l’instituteur effaré.

Livide et terrorisé par la silhouette taillée dans la masse qui ombrait son bureau, il prit ses jambes à son cou. Le maire dut intervenir pour calmer l’irascible fermier ; mais il n’était pas question de le contrarier et le prénom de Riton fut inscrit dans le grand livre de l’état-civil.

Trois mois plus tard, l’instituteur demanda sa mutation et acheta des cartouches.

 

L’acolyte de Riton Parpalèye, Marcel Briscard était un vieux policier issu du rang, qui n’avait jamais espéré davantage qu’une fin de carrière paisible après une carrière sans gloire. Il était déjà par la pensée dans son jardin du bord de l’Oise où, en compagnie de son voisin, un contrôleur des impôts déjà retraité, il taquinait habituellement l’ablette et le goujon à l’ombre d’un grand saule. Son zèle diminuait encore à mesure que l’heure de la retraite approchait et il avait l’habitude de se réfugier dans le dernier bistrot de quartier encore ouvert, où il somnolait gentiment sur une chaise.

Parpalèye l’aimait bien, car sa démarche tranquille détonnait dans l’atmosphère enfiévrée du commissariat. Ses mauvais calembours amusaient les uns et agaçaient les autres, mais Briscard n’en avait cure ; il n’avait jamais pu se faire aux ambiances studieuses et il ne voyait pas quoi dire d’autre aux jeunes policiers prêts à en découdre, qui arrivaient au commissariat en commentant les buzz charriés par le web.

Aujourd’hui, l’attente de Parpalèye n’obéissait pas à la même routine que d’habitude. Dédé la Ripouille avait été repéré dans le secteur. On l’appelait ainsi, car il passait son temps à corrompre flics et politiques pour le compte d’individus peu scrupuleux et il avait trempé dans pas mal d’affaires de blanchiment d’argent sale. Parpalèye tenait le renseignement d’un de ses indics, qui avait quelque raison d’en vouloir à un policier ripou.

Aussi n’en souffla-t-il mot à sa hiérarchie et il organisa son affaire avec la complicité de Briscard. Il se mit en poste en face de la maison où Dédé la Ripouille séjournait, sachant qu’elle ne possédait plus qu’une unique sortie depuis qu’il avait pris la précaution de bloquer l’issue qui donnait sur la ruelle latérale.

 

Il n’y avait pas que ce stupide prénom qui agaçait le commissaire. On lui avait rapporté plusieurs fois que Riton se présentait comme inspecteur de police, alors que, depuis la révolution des grades dans la police, il aurait dû s’annoncer comme lieutenant de police. Mais il exécrait l’uniforme et les titres militaires, qui reflétaient une servilité qu’il réprouvait et une débilité qu’il supposait, et il avait la nostalgie du titre d’inspecteur.

– Combien de temps encore devrai-je vous demander de ne plus utiliser ce titre ? Vous êtes dans l’illégalité.
– Que voulez-vous ! Il me colle à la peau. L’inspecteur est celui qui regarde, qui essaie de comprendre, d’appréhender une réalité, de l’analyser…
– Laissez tomber, Parpalèye et n’essayez pas de me circonvenir avec votre boniment à quatre sous. Vous devez dire : « Lieutenant de police Parpalèye. » Point barre.

Les interventions toniques du commissaire ne changeaient rien aux habitudes de l’inspecteur et, en dehors de quelques petits futés qui s’étonnaient qu’il usât encore de cette appellation surannée, les autres, mêlant la police de leur jeunesse aux héros des séries américaines ou allemandes, étaient heureux de dire « Monsieur l’Inspecteur ».

 

Sans se départir de son calme, il observait derrière les rideaux la fébrilité croissante des silhouettes en mouvement. Son attente placide commençait à porter ses fruits. Riton Parpalèye arrivait à se représenter ce qui se passait derrière les tentures du premier étage, là où était censé se trouver André Falagna, dit Dédé la Ripouille.

La tranquillité des premières heures avait fait place à une activité débordante, que les rideaux n’arrivaient plus à masquer ; des allers et retours entre les pièces, des coups d’œil à peine dissimulés dans la rue, des mouvements brusques. Il sentait qu’on bougeait, que quelque chose se préparait. Il alerta Briscard pour lui demander de bloquer l’entrée et appela à la rescousse une voiture de police qui patrouillait dans le quartier ; l’arme serrée dans la poche de son trench-coat, l’inspecteur Parpalèye était prêt.

Il entendit distinctement qu’on essayait vainement de pousser la porte de la ruelle. Après de longues minutes, Dédé la Ripouille sortit discrètement et fut cueilli par Briscard.

– Z’avons bien à faire à Monsieur André Falagna, dit Dédé la Ripouille ? demanda Briscard.
– André Falagna sans aucun doute, mais je ne connais pas l’autre nom dont vous m’affublez.
– Bah Dédé, tu voulais tout de même pas nous quitter sans prendre congé et nous offrir de quoi satisfaire nos appétits dévorants ? Je serai bientôt à la retraite et, vu la pension de misère que me servira l’État, j’aurais bien besoin d’un petit complément pour vivre dignement.
– Mon flair me dit que vous n’êtes pas homme à en croquer.
– Il est vrai que tu achètes gros. Je me suis laissé dire que tu t’étais offert dernièrement un brave sénateur en panne de monnaie.
– Que voulez-vous ! Il y a de la misère partout et si peu de gens intéressés à faire le bien. La philanthropie est une grande cause humanitaire, qu’on mésestime à tort.
– Un humoriste, notre Dédé ! À le voir, je ne l’aurais pas imaginé.
– Tu sais, il y a pas mal de juges qui attendent de t’interviewer. C’est curieux, mais, dès qu’il y a une affaire de fric douteux, ton nom surgit immédiatement du chapeau.
– Le gros défaut de la police est son manque d’imagination. Une fois qu’ils ont entendu un nom, vos collègues le mettent à toutes les sauces. Ça les rassure et ça leur évite de chercher plus loin.

 

Le commissaire Legendru, prévenu dès potron-minet de l’arrestation surprise, n’était pas vraiment enchanté de voir Dédé la Ripouille dans ses locaux. Il savait que, s’il parlait, il y aurait du remue-ménage dans les hautes sphères et, dans ce genre d’affaire, après les félicitations ministérielles d’usage, il y a toujours des éclaboussures et des coups à prendre.

– Vous auriez pu m’informer avant d’agir, Parpalèye. L’affaire aurait pu mal tourner si l’individu avait appelé à la rescousse quelques gros bras ; ils vous auraient étendus sur le pavé, vous et votre ami Briscard, et l’auraient effacé proprement dans un lieu où personne ne l’aurait jamais plus retrouvé.
– Nous avons fait notre boulot, patron. Un tuyau de dernière minute, pas forcément en béton, et nous sommes partis en chasse. Il y a toujours du danger lorsqu’on cherche à priver quelqu’un de sa liberté ; mais je savais que Dédé n’était pas un violent et que sa cavale commençait à lui peser.
– D’accord, mais tout de même… Bon, on repasse le bébé au pool financier ; les cabinets d’instruction vont se l’arracher !

 

Quand il franchit le seuil de l’appartement de tante Léontine au petit matin, Riton était satisfait.

Du point de vue policier, il avait résolu un problème ; du point de vue politique, il en avait créé un gros ; du point de vue judiciaire, il avait donné du grain à moudre pour au moins dix ans à deux ou trois juges d’instruction, sans compter la kyrielle d’avocats spécialisés dans les affaires glauques et juteuses qui ne manqueraient pas de s’annoncer au festin.

Galopin attendait derrière la porte, les oreilles dressées et la truffe renifleuse ; il sentait que c’était son jour et, après les accolades, jappements et léchouilles d’usage, il le manifesta bruyamment par quelques aboiements rauques qui firent bondir Monsieur Dugroix de son lit. Le plafond résonna aussitôt des coups de manche à balai portés avec l’exaspération d’un réveil en sursaut. Le lustre vénitien de tante Léontine tremblant, se balançant et tournoyant sur lui-même, menaçait de se décrocher ; ce à quoi Galopin, qui n’aimait pas voir un objet, d’ordinaire calme et posé, s’agiter au-dessus de sa tête et qui aimait encore moins être contrarié dans ses élans affectifs, répliqua par une salve d’aboiements sonores que Parpalèye eut grand mal à endiguer.

Monsieur Dugroix, le voisin du dessus, était un petit bonhomme teigneux qu’on rencontrait toujours en robe de chambre dans l’escalier. Il détestait cet infâme bâtard, depuis qu’un jour il avait mis le pied dans une déjection canine — qui n’était d’ailleurs pas l’œuvre de Galopin — et qu’il en avait barbouillée la moquette mordorée de son salon. Le pauvre homme avait dû s’astreindre à un nettoyage méticuleux de son tapis, sans avoir réussi à en extirper le remugle qui s’insinuait dans ses narines délicates chaque fois qu’il cogitait intensément devant « Des chiffres et des lettres ». Pour couronner le tout, il y avait gagné un lumbago dont il ne s’était jamais remis.

Après un copieux petit déjeuner, Parpalèye alla sur les bords de Seine faire une longue promenade avec Galopin, qui profita largement d’une liberté que Tante Léontine n’avait pas les moyens de lui offrir. Il s’en donna à cœur joie, allant, venant, courant, sautant, aboyant, dépensant sans compter l’énergie qu’il avait accumulée depuis plusieurs jours.

Pour donner un peu de sel à ce qui n’aurait pu être qu’une promenade ordinaire, il alla mordre les fesses d’une espèce de grand escogriffe de chien à son pépère qui s’était permis un jour d’émettre un vague grognement sur son passage. Le vieux monsieur goûta d’autant moins l’assaut inopiné de Galopin que son compagnon, qui n’avait pas la fibre bagarreuse, le remorqua sans préavis vers un coin du parc où l’on ne rencontrait que des quadrupèdes parfaitement éduqués.

Rentrés à la maison, les deux amis s’endormirent profondément.

 

II

Dans la famille Parpalèye, on était fermier de père en fils depuis l’aube des temps et, bien qu’on vécût plutôt chichement, on était heureux de son sort et fier de son état. Aussi était-il prévu, bien avant qu’il ne vît le jour, que le fils aîné serait associé à l’exploitation et qu’il prendrait la succession de Jojo, lorsque celui-ci ne pourrait plus labourer ses champs et s’occuper du troupeau.

Riton vint au monde avec un avenir tout tracé.

Par malheur, malgré la pureté de l’air qu’il respirait, il attrapa tous les virus et les bactéries du Limousin, ce qui fit de lui un être chétif et malingre au teint pâle, fort peu doué pour la condition de paysan. Jojo s’en désola un temps ; mais la venue de Mimile et de Pierrot, braillards, joufflus et rubiconds, lui firent oublier cette pomme tombée si loin du tronc.

On laissa Riton frigorifié et secoué de quintes de toux vivoter au coin du feu, la goutte au nez, la gorge enveloppée dans un long cache-nez, en compagnie d’un vieux chien souffreteux dont les crocs usés et la voix rauque n’effrayaient plus les moutons. Il demeurait de longues heures à caresser et à flatter son compagnon de misère ou à s’occuper avec un objet quelconque, l’observant, le tournant, le retournant, le palpant, le mordant, jusqu’à ce qu’il en connût parfaitement les contours et les aspérités.

Plus tard, il découvrit les images et, dès qu’il le put, il alla à la découverte des mots et s’engouffra dans la lecture.

 

– Mais nom de nom, qu’est-ce que vous foutez, Parpalèye ?

La loi de modernisation de la fonction publique et la révision générale des politiques publiques étaient passées par là : on devait faire plus et mieux avec moins. C’est pourquoi le commissaire mettait un point d’honneur à investir dans des iphones dernier cri ; mais ses doigts gourds étaient malhabiles à maîtriser l’écran tactile et il s’emberlificotait sans cesse dans les menus ; comme il y perdait un temps considérable, il fallait qu’on s’annonçât dans la seconde, avant que le brigadier de service ne vînt l’agacer avec son lot d’habituelles broutilles, que sa femme ne l’appelât pour lui remettre en mémoire leur dîner chez les Durosier ou qu’un email comminatoire ne tombât du ministère.

Là-haut, dans les hautes sphères du pouvoir, loin de l’agitation des commissariats, on se plaisait à camper des tableaux de bord et à nourrir des statistiques jetées en pâture à la presse, qui les commentait comme s’il se fût agi de la Torah ; on écrivait aussi des monceaux de rapports se contredisant les uns les autres ; en un mot, on s’occupait.

– Rappliquez illico avec Briscard, j’ai une affaire pour vous.

Les affaires intéressantes n’étaient pas pour le tandem Briscard-Parpalèye. Le commissaire leur réservait les chiens écrasés, les petits dealers, les plaintes sentant le classement sans suite, tout en exigeant une tonne de paperasses déforestières, les commères du quartier en mal de chaleur humaine ou les ivrognes invétérés qui s’évertuaient à chanter des chansons paillardes sous les balcons des honnêtes gens.

L’affaire en question était qu’un arbre était tombé sur la tête d’une vieille dame, qui ne s’en était pas remise. Comme d’habitude, pensa Riton.

 

Rendu sur les lieux, il vit immédiatement que ce n’était pas du tout comme d’habitude. L’arbre, qui gisait en travers d’un petit jardin public, avait été curieusement scié : le trait de scie — si toutefois il s’agissait d’une scie — commençait haut et finissait bas, formant une ligne oblique qui avait dû allonger considérablement la durée de la coupe. Curieuse méthode pour abattre un arbre !

Briscard, toujours à l’affût d’un bon mot, n’hésita pas : « Ça m’les scie ! », dit-il triomphant. Bon, c’était Briscard ; il posait fort peu de questions, ne s’encombrait pas les méninges et se contentait de vivre, simplement de vivre. Leur association s’était faite naturellement : Hémery faisait déjà équipe avec Rouget, Roubille était associé à Lampion, Jacousin à Pernac… Les deux qui ne demandaient rien se retrouvèrent ensemble, et ils ne le regrettèrent pas.

La vieille dame attendait sur un banc que sa petite fille sortît de l’école qui se trouvait tout à côté. D’après sa voisine, elle avait quitté son domicile à deux rues du jardin public moins d’un quart d’heure avant la chute de l’arbre. Comment expliquer que ce marronnier plus que quinquagénaire, en parfaite santé, avait pu lui choir dessus, précisément dans la brève période où elle était assise sur le banc ?

C’est ce que se demanda Parpalèye, et il organisa le travail de routine.

 

Les années au lycée de Guéret, où Riton Parpalèye était interne et bénéficiait d’une bourse, succédèrent aux années de collège, qui elles-mêmes succédaient aux années d’école. Une adolescence sans heurts et sans passions, sans faits marquants même, sans jalons pour la mémoire ; une adolescence comme on peine à l’imaginer de nos jours.

Riton n’était pas un élève particulièrement brillant, pas un de ces premiers de classe qui comprennent tout avant tout le monde et guignent les autres d’un air narquois ; mais il travaillait, sans zèle particulier, et réussissait à peu près. Contrairement à ses condisciples, dont certains venaient pour le spectacle et n’arrivaient pas à comprendre qu’à l’école ils n’étaient plus sur la stèle que leurs parents, dans leur béatitude, avaient dressée pour eux, il ne s’ennuyait jamais.

Il ne débordait pas d’énergie, en tout cas pas pour l’action immédiate ; depuis l’école, il jouait rarement avec ses camarades et se complaisait dans un univers bien à lui, un univers de méditation et de songerie. Il observait les couleurs, les attitudes, les mimiques, les chahuts, les appels au calme, les réparties, les réprimandes, et ça suffisait à son humble bonheur.

À Myriam, l’une des rares filles à se soucier de lui, qui voulait savoir à quoi il pensait tout ce temps, il répondait invariablement :

– Je ne sais pas. À tout et à rien. J’ai juste besoin d’observer, de comprendre pourquoi les choses vont ainsi et pas autrement.
– Est-ce que j’appartiens aux choses que tu observes ?
– Bah oui, comme le reste.

Ces indélicatesses ne lui attiraient pas les bonnes grâces des filles ; mais la libido ne rythmait pas sa conduite et son existence, et il n’éprouvait pas le besoin de se mettre en valeur.

Pourtant, il ne donnait pas l’image d’un adolescent triste, sur qui pesait le poids d’innombrables malheurs, ou d’un enfant enfermé dans un monde peuplé de fantômes. Il s’exprimait peu, donnait peu de lui-même ; il absorbait, il épongeait ce qu’il voyait et entendait.

 

Lorsque les tronçons du grand arbre sectionné arrivèrent dans la cour du commissariat, le patron, qui prenait un grand bol d’air parisien à sa fenêtre en s’octroyant une petite cigarette bien méritée, faillit basculer dans le vide d’effarement. Le camion, lourdement chargé, tentait de se frayer un chemin entre les voitures parquées à la va-vite et sa propre voiture se trouvait être en première ligne.

Le commissaire Legendru dévala les marches de l’escalier arrondies, usées, patinées par le temps et, après un rétablissement spectaculaire sur le vieux paillasson effiloché, il fonça en direction du bureau du brigadier-chef Devry-Lambert. Celui-ci, après un café copieusement arrosé, avait l’habitude de pousser un petit roupillon pour oublier les souffrances de l’existence.

La porte, dont la clenche resta dans la main du commissaire, vola contre une armoire métallique verdâtre déformée par des collisions en chaîne et Devry-Lambert, arraché sans ménagement à un rêve où la grisaille du commissariat n’avait pas sa place resta prostré dans son fauteuil, les yeux arrondis et le sourire aux lèvres, l’esprit débordant des images pétillantes qui avaient agrémenté sa sieste réparatrice.

– Vous êtes complètement barjo, Chef. Qu’est-ce qui vous prend de faire rentrer du bois ? Vous rendez-vous compte que la moitié des voitures du commissariat sont bloquées ?
– Mais, patron, je gneugneu…
– Réveillez-vous, mon vieux, allez ouste, débarrassez-nous des grumes, et sans casse.

Devry-Lambert s’humecta les papilles et finit par dire en s’ébrouant :

– Ça doit être un coup de l’insp… du lieutenant Parpalèye.
– Parpalèye ! Pourquoi veut-il… ?

Ah, j’y suis ; cette histoire d’arbre qui a ratatiné une mémé. Évidemment, au lieu de prendre quelques photos, cet animal préfère transformer le commissariat en dépôt de bois !

 

Parpalèye était retourné sur les lieux de ce qu’il fallait bien appeler un accident. Le jardin public l’intriguait, il ne savait pas trop pourquoi ; sa situation au confluent de deux rues, peut-être, sa forme en triangle allongé, son étroitesse ?

Il avait vu des employés municipaux occupés à débiter l’infortuné marronnier gisant en travers de l’îlot de verdure municipal. Il les avait questionnés sur l’outil utilisé pour couper l’arbre, mais n’en avait pas tiré grand-chose, juste que leurs tronçonneuses faisaient des traits beaucoup plus grossiers et produisaient énormément de sciure. Même une scie de bûcheron aurait laissé des traces, et elle serait de toute façon restée coincée dans le tronc ; et puis, on n’a jamais vu couper un arbre en biseau.

Comme les premiers témoins entendus par Briscard n’avaient pas vu le scieur et que l’arbre semblait être tombé comme par enchantement, il demeura avec ses questions.

Pressé par Devry-Lambert de faire place nette, il finit par trouver chez une vieille connaissance qui tenait une fabrique de papier à Gennevilliers, un endroit où entreposer ses pièces à conviction et il demeura quelque temps à contempler les surfaces parfaitement lisses et planes des deux morceaux du tronc. On n’y discernait aucun arrachement, aucune rugosité. Même l’écorce, qui finit toujours par s’effilocher et partir en menus morceaux sous la pression de la coupe, était douce comme du bois poli. Une motte de beurre tranchée avec un fil. Intrigant.

 

Lorsque, après son succès au baccalauréat, Riton parla d’aller à la faculté de droit de Limoges, Jojo, le père, qui pensait que les études supérieures s’arrêtaient au lycée et qu’après on se mettait enfin au vrai boulot, se lamenta :

– Si c’est pas malheureux d’avoir toute la journée le cul posé sur une chaise, alors que tes frères et moi on s’échine à faire tourner la ferme. Il va bien falloir que tu t’y mettes un jour ! Tu cours après quoi ?

Si Riton l’avait su, il lui aurait dit avec le plus grand plaisir. Mais il n’en savait fichtre rien ! Il allait son chemin, c’était tout.

Il avait choisi le droit, parce que c’était nouveau, que les sciences le rebutaient, que la littérature l’ennuyait et que les arts plastiques le désespéraient. Et puis le droit c’est droit ; la matière manque de poésie, mais, une fois avalés les articles insipides avec codicilles et alinéas, elle laisse une grande disponibilité d’esprit.

Il avait fait son droit comme il avait fait l’école ; sans s’en apercevoir et sans vraiment s’y intéresser.

 

Au commissariat, ce n’était pas jour de fête.

À la suite du décès de la grand-mère, les parents d’élèves, qui ne connaissaient pas le fond de l’affaire, s’étaient rendus à la mairie pour protester contre l’insécurité des abords de l’école et la menace que représentaient les arbres mal entretenus. Le député-maire, que la perspective des élections rendait compréhensif, leur avait tout promis : supprimer les arbres, envoyer quatre agents municipaux pour sécuriser l’école, refaire les trottoirs, placer trois ralentisseurs, protéger les enfants et les vieux…

En même temps, il avait alerté le ministère de l’Intérieur, qui avait demandé à Legendru si cette histoire d’arbre qui s’abat sur les vieilles gens était en voie de règlement.

– Nous nous y employons, Monsieur le Directeur de Cabinet. C’est loin d’être une affaire simple, mais nous nous y employons.
– …
– Mes respects, Monsieur le Directeur de Cab…

 

En réalité, entre le racket des enfants, le vol à l’étalage en recrudescence, le trafic de drogue, le gang des proxénètes lituaniens, deux accidents de circulation mortels, un cadavre surgi de nulle part, l’incendie d’un squat, les gardes à vue et leurs nouvelles règles, et surtout l’infernale paperasse qui submergeait tous les agents du commissariat, l’arbre abattu ne lui était revenu à l’esprit que lorsque Parpalèye l’avait fait livrer à domicile.

Il convoqua aussitôt six enquêteurs : Parpalèye et Briscard, Roubille et Lampion, Pernac et Jacousin.

– Mes chers collègues, il va falloir vous bouger un peu pour me résoudre fissa cette étrange affaire. Les parents cassent les pieds au député-maire, le député-maire, plutôt que de m’appeler, s’adresse au ministre, lequel me passe — aimablement, pour le moment — le savon d’usage.
Alors, où en êtes-vous, Parpalèye ?
– Nulle part, patron. Pas d’arme, pas d’auteur, des témoins qui n’ont rien vu, pas de mobile, pas de processus opératoire identifié, pas de revendication, aucune une piste sérieuse ; rien de rien. Les seules choses indiscutables sont qu’un marronnier est tombé sur la tête d’une vieille dame ce mardi 11 octobre à 16 h 15 dans un jardin public, que la victime est décédée depuis et que le tronc a été tranché avec un outil d’une finesse de coupe étonnante.
– Bon, on doit pouvoir débrouiller cette salade rapidement. La grand-mère n’appartenait pas à la pègre, que je sache, et il faut tout de même du temps pour scier un arbre de cette taille ! Le capitaine Roubille dirigera l’enquête et vous y collerez tous. Dans vingt-quatre heures, il me faut du concret.
– Mais patron, dit Emma Jacousin, nous sommes en train d’aboutir sur le racket des enfants du collège.
– Eh bien, vous aboutirez plus tard. Priorité au marronnier !
– Si une seule affaire mobilise la majeure partie de nos effectifs, il nous faut des policiers supplémentaires, dit Pernac en bon délégué syndical.
– Vous avez entendu parler du montant de la dette publique, mon bon Pernac ? Le ministre oui et la grande majorité des Français aussi, et je ne suis pas certain qu’au ministère on accueillerait votre suggestion avec chaleur…

 

Sa licence de droit en poche, Parpalèye n’avait pas d’emploi et, à Guéret, ce n’était pas la peine de chercher. Avocat, notaire, magistrat, policier ; son choix fut vite fait. Les avocats passent leur temps à bavarder et à tordre le droit, ce qui n’était pas son fort, les notaires compilent de la paperasse et vivent de la mort des autres, triste besogne, et rendre la justice lui déplaisait souverainement.

Alors il serait policier. Par chance, ses maladies de jeunesse l’avaient abandonné et, en grandissant, il était devenu plus robuste.

Pour éviter de peser financièrement sur la ferme, il prit un boulot de saute-ruisseau à mi-temps chez Maître Rombert, huissier de justice, et put ainsi payer une petite pension à sa mère. Il prit contact avec un officier de police en fonction à Guéret, qu’il rencontra tout au long de l’année, et, suivant ses conseils, s’inscrit à un cours par correspondance. En dehors de son travail, il ne sortait jamais et travaillait assidûment à la préparation du concours d’officier de la Police nationale, dont il savait qu’il était difficile.

À vingt-quatre ans, il fut reçu et intégra dans la foulée l’École nationale supérieure des officiers de police de Cannes-Écluse.

Son père, qui ne se souciait plus guère de lui et ne prisait pas énormément les fonctionnaires « qui lui broutaient l’herbe sur le dos », ne fut pas peu fier d’annoncer à la cantonade que son Riton était devenu policier ; non non, pas une balise de carrefour, mais un policier comme le commissaire Maigret. Curieusement, ses phrases de quatre mots bougonnées derrière une pipe anémique et ses instants de recueillement qui montraient déjà la voie de l’éternité avaient réussi à tenir Jojo éveillé plus de dix minutes devant son poste de télévision.

 

Roubille avait bien cent défauts qui le rendait insupportable : il était ambitieux et frimeur, pensait que le monde avait été conçu pour lui et autour de lui, courtisait les galonnés, prenait en compte en premier lieu ses propres opinions, n’avait jamais su coordonner une action efficacement et jouait les séducteurs dès qu’une femme passait à proximité.

De tout cela Parpalèye n’avait cure et il avait même fini par s’en accommoder.

Ce qui l’agaçait au plus haut point était sa manie obsessionnelle de sortir son smartphone pour un oui ou pour un non, de compulser Google et les réseaux sociaux à propos de tout et de rien, de croiser des tonnes d’informations numériques, qui ne faisaient souvent qu’embrouiller les choses et de mettre la police sur des pistes incongrues. Cela ne le dissuadait pas de clamer que, pour réussir une enquête, il suffisait de savoir tirer parti de son terminal ; c’était là que résidait l’intelligence du policier moderne, le reste étant juste du travail de routine.

Son intelligence pour tout ce tohu-bohu digital lui avait valu ses trois barrettes, car le commissaire Legendru avait recours en permanence à ses services pour débrouiller ses mégabits entrelacés, rétifs à ses objurgations.

Riton se satisfaisait d’un mobile de communication antique et il n’utilisait la « bête » — c’est ainsi qu’il l’appelait — que comme une machine à écrire ; il y tapait ses procès-verbaux d’interrogatoire et ses rapports et, lorsqu’il avait besoin d’une petite recherche dans les fichiers centraux, il y avait toujours un stagiaire prêt à faire le boulot. C’était un parti pris ; il ne voulait que son intelligence eût à s’encombrer d’un fatras de données inutiles qui couraient de lien en lien et menaient partout et nulle part.

 

Pour le capitaine Roubille, les choses étaient simples : Parpalèye, Briscard, Pernac et Jacousin reprennent tout à zéro et interrogent toute personne vivante dans un rayon de cinq cents mètres autour de l’arbre, enfin de ce qu’il en reste. Inutile de lui faire valoir que le travail a déjà été fait ; on recommence et on approfondit.

Lampion et lui se consacreront à une recherche sur des faits similaires enregistrés dans les archives et surtout sur l’outil d’abattage, dont on n’ignore tout, en allant fouiner dans les fichiers de police et au fond de la mémoire résiduelle des moteurs de recherche.

Débriefing demain à dix-sept heures.

 

III

Elle regrettait son acte improvisé ; elle s’en voulait de ce moment d’égarement.

Ses jambes l’avaient portée irrésistiblement vers ce lieu. Elle savait qu’elle devrait en répondre un jour.

Se promener un bagage à la main à l’heure de la sortie de l’école dans un quartier fréquenté de Paris… Jusqu’ici, elle s’était terrée et elle avait soigneusement réglé ses sorties et ses itinéraires.

C’était son côté démiurgique qui avait guidé ses pas vers ce quartier et qui l’avait poussée à agir ; ce côté je dois refaire le monde, effacer les stigmates du passé, détruire pour renaître, retrouver la pureté.

À la vue de cet immeuble qu’elle connaissait bien, son cœur s’était emballé, le sang lui était monté à la tête et son combat avait été soudain submergé par une vague d’émotions fortes qu’elle n’avait pu endiguer.

À moins que ce ne fussent ces images sépia qui peuplaient ses rêves à longueur de nuit.

Elle voyait tout, l’immeuble, la cage d’escalier, les événements précipités, l’incrédulité, les regards désespérés, la rue, les voisins, la lente descente aux enfers, la cachette, la longue attente, la fuite. Elle entendait tout, le bruit des moteurs, les chaussures cloutées, les coups autoritaires frappés à la porte, les mots qui tranchent, les cris, les pleurs, la détresse, le silence, le vide.

Elle avait pénétré dans une petite cour où un très vieil écriteau métallique indiquait en lettres maladives l’échoppe d’un cordonnier, était montée jusqu’aux chambres de bonne, avait tendu l’oreille derrière une porte, l’avait clenchée doucement, avait forcé la serrure à l’aide d’un rossignol, ouvert la fenêtre du salon et pointé l’arme en direction du grand marronnier, comme pour le punir d’avoir survécu à la désespérance, pour le punir d’avoir inscrit dans sa chair les images d’un crime minutieusement planifié, les images d’une mort programmée depuis la nuit des temps.

Elle quittait déjà la placette lorsque les derniers entrechocs accompagnant le bruissement des branches et des feuilles marquaient la fin de l’agonie du grand arbre, sans un regard pour le témoin silencieux des affres de sa famille, et réussit à s’engouffrer dans la ruelle adjacente à l’immeuble avant que les passants, stoppés net dans leur course folle, ne quittassent des yeux le petit square endeuillé.

 

Lors de son affectation, Parpalèye avait choisi la capitale, car la vie de province, atemporelle et monacale, finissait par l’ennuyer. Les mêmes rues maintes fois parcourues, les mêmes visages maintes fois rencontrés, les mêmes saluts inconsistants, les mêmes silhouettes aux mêmes heures, la même mélancolie rêveuse.

À sa première visite au commissariat, il avait laissé une impression mitigée ; l’impression d’un homme différent qui entrait mal dans un cadre apparemment libertaire et flexible, en réalité bâti tout en rigidité. Un système hiérarchique à la française, où tout fonctionne dans la verticalité, comme il sied à un pays profondément centralisateur et conservateur.

Engoncé dans un trench-coat sombre qui lui tenait lieu de cuirasse, presque imberbe, les cheveux châtain taillés courts et la taille élancée, il avait encore un physique d’adolescent timide embarrassé de lui-même et peu communicatif.

Alors que ses collègues s’exprimaient par phrases elliptiques nourries de sarcasmes empruntés aux séries américaines, Parpalèye parlait sans fard, avec une droiture paysanne qui révélait une âme paisible, une maturité teintée de naïveté et une qualité de réflexion rares chez un jeune homme frais émoulu de l’École de police.

Le commissaire Legendru l’avait accueilli à bras ouverts, car c’était encore l’époque où l’on créait quelquefois des postes de fonctionnaires, et le sien venait justement de l’être.

Cet arrondissement populaire de Paris plaisait bien au nouveau venu et, comme tante Léontine — une sœur de sa mère qui était montée à Paris pour suivre un éphémère fiancé — possédait un petit appartement à quelques rues du commissariat, que ses locataires venaient justement d’abandonner pour aller gîter en banlieue, ça tombait on ne peut mieux.

 

Le lendemain, la mise en commun ne put avoir lieu que vers dix-huit heures. Tout le monde était fourbu ; les uns d’avoir arpenté le pavé, monté les étages et interrogé des centaines de témoins potentiels durant près de seize heures, les autres d’avoir consulté les annales, les archives, les affaires d’arbre, les sites des Eaux et forêts et des magasins d’outillage spécialisé dans l’abattage d’arbres, les directions techniques des grandes villes, les sites consacrés au laser, à ses dérivés et aux rayons destructeurs en tous genres ; sans compter les multiples coups de téléphone aux laboratoires ou aux centres de recherche pour approfondir la question.

Lampion avait récupéré et examiné les enregistrements numériques des caméras de surveillance de l’arrondissement, mais aucune n’était située à proximité du marronnier et, dans le flot épais des passants, rien de suspect ne sautait aux yeux.

Autour du jardin public, personne n’avait vu quoi que ce fût d’utile et, si l’on avait dû rechercher et identifier tous ceux qui étaient passés par là en portant un sac, un cartable ou un balluchon quelconque, il aurait fallu mobiliser toute la police parisienne durant trois jours.

Quant à la recherche numérique, elle n’avait pas abouti à grand-chose, juste à savoir qu’aucun outil ou aucune arme connus ne pouvaient être suffisamment légers pour être transportés à main d’homme, tout en étant assez puissants pour permettre un travail de cette nature.

Roubille, les yeux rougis par une longue station devant l’ordinateur, cherchait une manière de se relancer et de relancer son enquête déjà en panne. Il venait de se faire rabrouer sévèrement par un ingénieur du centre laser de Bordeaux qui lui avait dit, alors qu’il tentait de faire valoir l’étendue de ses vastes connaissances, que, pour comprendre comment fonctionne un faisceau laser, il fallait au minimum avoir son certificat d’études !

Un long silence s’installa. Parpalèye finit par prendre la parole :

– Si tu veux bien, j’aurais deux ou trois remarques à faire, qui pourraient peut-être nous aider à avancer.
Il est évident que l’objet que nous cherchons ne peut être vendu dans le commerce…
– Voilà une observation intéressante, dit Lampion goguenard.

Riton attendit que les sourires forcés provoqués par l’humour ringard de Lampion s’effacent des visages.

– Je reprends…

C’est alors qu’ils entendirent des pas lourds dans l’escalier et que la porte s’ouvrit en grand comme emportée par une rafale d’automne. La rafale d’automne, c’était Devry-Lambert hors de souffle, apoplectique, tétanisé d’avoir grimpé l’escalier plus vite que ses artères sclérosées et ses bronches nicotinisées ne le lui permettaient :

– La toutou… la toutour Saint-Jajacques vient de s’écroulerler. Il y a beaucoucoup dede victimes.

 

On était entre chien et loup. Les façades et les rues de Paris plongeaient doucement dans le halo des réverbères ; peu après l’hôtel de ville, entre la rue de Rivoli et le Châtelet, éclairé par les éclats bleutés intermittents de multiples gyrophares, un espace arboré surgit de la pénombre.

La tour Saint-Jacques, vestige d’une église détruite durant la période révolutionnaire, était un édifice gothique richement sculpté qui venait d’être restauré. On ne la visitait pas, mais le parc qui lui servait d’écrin attirait les promeneurs et les touristes.

Briscard et Parpalèye avaient longuement contemplé le marronnier ; ils furent cependant impressionnés par le long cadavre de pierre gisant en travers du parc. La tour haute d’une cinquantaine de mètres paraissait avoir été fauchée au tiers de sa hauteur par le long sabre d’un samouraï venu du ciel ; comme pour le marronnier, la coupe était biseautée et la forte inclinaison du plan avait dû faire glisser le fût de son moignon en un seul bloc ; puis il avait versé du côté du soleil couchant, sur un lit de grands arbres qu’il avait broyés, le sommet de la tour écrasant les grilles bleues de l’enceinte et la statue de Saint-Jacques se répandant sur le boulevard Sébastopol.

Il n’y avait pas autant de victimes que le brigadier-chef l’avait annoncé ; en tout cas, beaucoup moins que ce que l’on aurait pu imaginer si la tour s’était effondrée un jour d’affluence touristique. Des flâneurs avaient vu trop tard la masse s’affaler sur eux et quelques automobilistes avaient perdu la vie en percutant des blocs de pierre.

Le député-maire d’arrondissement, dont le bureau était proche, était accouru sur les lieux, rejoint peu après par le maire de Paris, puis par le ministre et sa cour.

– Où est le commissaire ?
– Il s’est absenté cet après-midi, monsieur le Ministre ; une rage de dents. Commandant Griffon, son adjoint.
– C’est fâcheux ! Que pouvez-vous nous dire ?

Griffon, qui avait suivi de très loin l’affaire du marronnier, avait eu le temps d’apprendre, dans la voiture, que le clocher ne s’était pas effondré par accident et il renvoya la question au capitaine Roubille. Celui-ci fit un parallèle entre les deux affaires, expliqua leurs recherches et, lorsque le ministre le poussa dans ses retranchements, il fut obligé d’admettre leur déconvenue.

C’est alors que Parpalèye prit la parole :

– Monsieur le ministre, lorsque nous avons été avertis de l’effondrement de la tour, j’étais sur le point d’expliquer à mes collègues les conclusions auxquelles j’avais abouti. Elles pourraient nous permettre d’avancer.
– Place Beauvau dans une heure.

Il restait au ministre à affronter la horde des journalistes, qui eurent vite fait d’établir un lien avec le marronnier, et il leur fit la déclaration d’usage :

« Mesdames et Messieurs, d’après nos premières observations, il apparaît que la tour Saint-Jacques a été l’objet d’un attentat odieux qui a provoqué la mort d’au moins dix personnes et en a blessé quelques autres. La police est mobilisée et met tout en œuvre pour retrouver et empêcher de nuire les individus qui font œuvre de destruction et assassinent froidement des innocents. Je suivrai l’affaire personnellement. Pas d’autre commentaire pour le moment. »

 

Parpalèye ne fréquentait pas. Il n’était ni homosexuel ni misogyne ; il avait juste un peu de mal à s’accommoder des brusques élans et des impulsions féminines, parce qu’elles perturbaient son équilibre parfaitement réglé et rompaient une paix intérieure auxquels il était attaché.

Certes, il n’était pas de marbre et n’était pas insensible à de beaux yeux, à une bouche pulpeuse ou à des jambes lascives ; il lui arrivait même d’en rêver. Mais il restait à distance, ne faisant jamais le premier pas, ne disant jamais un mot qui pût laisser supposer qu’il était en attente de quelque chose.

Il avait connu une seule véritable expérience féminine, pas très longtemps, suffisamment pour se faire une idée.

Nicole était infirmière à La Salpêtrière et elle rencontrait parfois ce personnage énigmatique en allant faire ses courses dans le quartier. Elle n’y habitait pas, mais elle s’approvisionnait en produits orientaux chez un petit épicier arménien qu’elle aimait bien.

Le personnage en question, elle le trouvait, accompagné d’un gros chien grognon, à la terrasse d’un bistrot éloigné des axes de circulation lorsqu’elle allait vers l’épicerie. C’était un des derniers bistrots à l’ancienne de Paris avec un comptoir en chêne massif recouvert de zinc, des tables en marbre blanc, des chaises cannelées et des boiseries sculptées ; un lieu empreint de nostalgie, où les habitués se retrouvaient volontiers, racontaient leur journée, commentaient l’actualité, faisaient la belote, exposaient leurs misères du jour — presque un café de village en plein Paris. On entendait seulement quelques bruits de verres et les exclamations des joueurs de cartes.

Rien à voir avec ces cafés modernes aux couleurs agressives, dénués de charme, équipés de sièges en plastique rigide inconfortables et de machines à jouer bruyantes, envahis par un tintamarre rythmique, où on n’a pas plus tôt commandé qu’on a déjà envie de payer et de déguerpir.

Il levait toujours la tête de son journal ou de son magazine, comme s’il l’avait vu venir depuis le coin de la rue, et lui adressait toujours un sourire, un sourire qui n’était pas une invite, pas un encouragement ; c’était juste un sourire de politesse, peut-être même un sourire de contentement de voir que les marqueurs de son existence étaient toujours là.

Un jour, elle s’assit en face de lui, souriante. Le personnage et le gros chien grognon étaient visiblement décontenancés. Le premier, après un long silence, lui montra la chaise sur laquelle elle était assise, sans doute pour l’inviter à prendre place ; le second se mit sur ses pattes, lui renifla les jambes, tourna en rond un moment, regarda son maître et alla se coucher un peu plus loin.

– Vous voulez boire quelque chose ?

Elle n’était pas venue pour boire quelque chose, mais c’est généralement la première phrase qu’on prononce à une table de café.

– Volontiers. Je suis désolée de m’imposer ainsi ; ce n’est pas dans mes habitudes.
– Vous m’avez surpris ! Garçon ?
– Je peux le comprendre. Je vous vois presque chaque semaine à la terrasse de ce café et, chaque semaine, je me demande pourquoi vous êtes là.
– Je lis.
– Non, pas ce que vous faites, je vois bien que vous lisez, mais pourquoi vous êtes assis là, à cette terrasse.
– Mademoiselle…
– Nicole.
– Nicole, vous touchez là à une question existentielle et je ne saurais vous répondre. Je suis simplement là parce que je m’y trouve bien.
– Je comprends que ma question est idiote. Un coca, s’il vous plaît.
– Non, pas vraiment. Quelque chose vous intrigue, vous avez envie de savoir, vous demandez ; c’est dans l’ordre des choses. À ma façon, je suis aussi curieux ; j’aime comprendre ce qui se passe autour de moi.

Ce que Nicole n’avait pas osé demander, c’était ce qu’un type de trente ans, accompagné d’un gros toutou, pouvait faire dans un club de retraités.

 

Place Beauvau, dans l’antre des saints, Griffon, Parpalèye, Briscard et toute l’équipe attendaient. Roubille faisait grise mine, car il n’était pas à son avantage et, en cinq minutes, son plan de carrière s’était trouvé compromis.

Sur l’invite de l’huissier, ils entrèrent et trouvèrent en face du ministre un personnage d’une cinquantaine d’années aux cheveux épais, grisonnant à peine, et au look décontracté. Parpalèye remarqua immédiatement son calme, qui tranchait avec la nervosité et l’agitation du ministre, ses mains soignées et l’intensité de son regard, comme s’il voulait pénétrer au fond de l’âme de chacun d’entre eux. Rien à voir avec la horde de conseillers ministériels inconsistants qui rasent les murs et traitent en intrus tout individu admis à s’entretenir avec le ministre.

– Commissaire divisionnaire Delaferrière, chef de la brigade antiterroriste, dit le ministre.
Lieutenant, vous m’avez dit avoir une idée ; nous vous écoutons.

Riton Parpalèye n’était pas très à l’aise dans les discours ; mais il s’agissait de présenter un édifice de pensée cohérent et cela il savait faire.

– Monsieur le Ministre, j’ai mené la première enquête sur le marronnier abattu dans les mêmes conditions que la tour Saint-Jacques. Cet après-midi, en repassant sur les lieux du premier attentat, j’ai compris que le criminel utilisait un rayon de forte puissance capable de sectionner un arbre en un temps extrêmement bref, de l’ordre de quelques secondes, à une distance d’au moins trente mètres.
– Pourquoi trente mètres ?
– Parce que les premiers logements qui donnent sur la placette sans obstacle interposé se trouvent à cette distance. En utilisant l’angle de coupe, j’ai vu qu’il avait agi depuis le premier étage d’un immeuble. Je m’y suis rendu et j’ai situé sa position. L’occupant des lieux était à son travail lors de l’abattage du marronnier et aucun témoignage ne nous a permis d’établir le portrait du meurtrier. La police scientifique doit y être actuellement.
En agissant de la même manière, on doit pouvoir localiser l’endroit où se trouvait l’individu square Saint-Jacques et le passer au peigne fin.
– Appelez tout de suite la police scientifique et dites-nous ce qu’elle a trouvé.

Les informations obtenues étaient sans intérêt : c’était une ancienne chambre de bonne occupée par un étudiant en droit ; la serrure présentait des marques multiples ; il y avait pas mal de traces de pas sur le lino usagé et sur la moquette, de nombreuses empreintes de doigts, dont aucune ne figurait au fichier central, des traces de nourriture, des cheveux épars et des éraflures anciennes, des strates de vie remontant parfois à plus d’un demi-siècle. Il faudrait des jours et jours pour répertorier et exploiter tout cela.

– Autre piste, lieutenant ?
– Selon moi, l’individu est un scientifique ou, au minimum, quelqu’un qui a fréquenté les milieux scientifiques. On ne se procure pas un tel engin au marché aux puces. Il est sans doute étranger ou a travaillé à l’étranger. On devrait pouvoir repérer les entrées et les sorties des physiciens de notre territoire.
– Autre chose ?
– Juste une réflexion. Je pense que le meurtre de la vieille dame n’était pas prémédité. Elle était assise sur un banc masqué par une touffe d’arbustes ; d’où il se trouvait, le malfaiteur ne pouvait pas l’apercevoir. Selon moi, la coupe du marronnier ressemble à un coup d’essai, histoire de régler l’appareil, ce qui laisse à penser que l’arme vient juste d’être mise au point et que l’individu qui la manie n’en connaît pas encore très bien la portée et la puissance.
– Mais c’est une arme diablement efficace. Merci, lieutenant. À présent, il faut avancer vite et arrêter ce triste personnage avant qu’il n’ait rasé Paris.
L’affaire relève à présent de la lutte antiterroriste et est placée en priorité haute. Le commissaire Delaferrière et son équipe y travailleront dorénavant, en liaison avec le commissariat de quartier. Toute information complémentaire devra lui être transmise.

Roubille n’avait pas du tout apprécié le numéro de Parpalèye et il le lui dit crûment.

– Tu m’as fait passer pour un con en ne me disant pas ce que tu savais.
– Inexact, les choses se sont mises progressivement en place dans mon esprit et j’avais commencé à vous l’exposer tout à l’heure… Tu sais bien que la guéguerre entre nous ne m’intéresse pas et que je ne recherche aucune faveur.
– On dit ça…
– Il arrive que les gens disent ce qu’ils pensent.

Malgré ses excentricités et sa phobie des technologies, Parpalèye passait pour un bon flic. Il agissait simplement, comme il pensait qu’il devait agir, non en fonction d’impératifs personnels ou de directives venues d’en haut. S’il n’était pas encore capitaine, c’était qu’il ne demandait rien et que, dans une société où l’on passe son temps à exiger, à faire valoir ses droits et à vendre son image, la discrétion n’est guère rémunératrice, car elle engendre l’oubli.

 

Le commissaire Legendru n’était pas à prendre avec des pincettes. Il était allé chez son dentiste pour y subir une intervention chirurgicale, qui avait duré plus longtemps que prévu, et il avait oublié de recharger son téléphone. Chez lui, il n’y avait personne. Comme on ne pouvait appeler tous les dentistes de Paris, on avait posté un gardien devant son domicile, qui l’avait récupéré titubant et à demi groggy.

Il découvrait en arrivant au commissariat que, pendant qu’on lui perçait la mâchoire, c’était la cavalcade dans son arrondissement. Le coupeur de tronc s’en prenait aux églises — ce qui somme toute est assez logique —, les officiels déboulaient avec leur aréopage, le ministre remarquait son absence et ses officiers étaient invités à conférer place Beauvau.

Mais le pire arrivait : le Président, actuellement en voyage officiel en Chine, serait là demain matin ; il avait fait savoir qu’il passerait dès son retour pour « se rendre compte et évaluer la situation » — manière technocratique de dire qu’il ne se désintéressait pas du malheur de ses concitoyens.

Lui qui ne s’était absenté de son bureau que deux ou trois demi-journées en quinze ans se trouverait bientôt à donner des explications détaillées au Président, avec une joue enflammée qui lui donnait l’air d’avoir gobé une balle de ping-pong, un cocktail explosif d’anti-inflammatoires et d’antibiotiques dans l’estomac qui le mettaient au bord de la nausée, alors qu’à vingt heures il ignorait encore tout de ce qui se disait chez le ministre.

Quelle aubaine !

Aussi, dès son retour, la troupe fut-elle convoquée et sommée de lui fournir toutes explications utiles sur les événements de la soirée.

Il apprit sans surprise — mais avec un réel soulagement — que la section antiterroriste prenait le relais et que son commissariat pourrait de nouveau vaquer aux affaires courantes du quartier.

 

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