Le Drame musical

Le Chouans


Pourquoi adapter Les Chouans ?

D’abord, parce que j’aime Balzac, ce génial forçat de l’écriture, qui a représenté la nature humaine dans un véritable monument littéraire La Comédie humaine, dont chaque histoire a son originalité et sa grandeur.

Ses romans n’ont connu que relativement peu d’adaptations à la scène et jamais – me semble-t-il – dans un cadre musical. Si l’on met en parallèle Les Misérables ou Notre-Dame de Paris, on voit à quel point Victor Hugo a été choyé par le XXème siècle, tandis qu’on laissait doucement Balzac s’enfoncer dans les ténèbres de l’indifférence. Une manière de tenter de réparer une injustice en quelque sorte.

Ensuite, parce que le premier roman de Balzac – du moins, celui qui marqua son entrée dans le cénacle des grands écrivains – présente des qualités et des caractéristiques propres à sa transformation en œuvre théâtrale. Une trame à ressorts multiples qui en fait un récit d’aventure et d’action ; un contexte historique particulièrement riche en émotions et en passions ; une histoire d’amour qui se relance en permanence, alors qu’on la croit plusieurs fois arrivée à son terme.

Je comprends ce qui vous a fait vouer une espèce de culte à ce livre. La passion y est sublime. Le pays et la guerre y sont dépeints avec un bonheur qui m’a surpris. Je suis content.

lettre de Balzac à sa future femme, Mme Hanska

“Dès la parution en français d’Ivanhoé, Balzac, qui à vingt ans avait fait de Walter Scott son maître, se lança dans le roman historique, en se donnant pour tâche ce qui manquait, d’après lui, au Britannique : réaliser la peinture de la passion. Car, dans Le dernier chouan ou La Bretagne en 1800, devenu en 1841 Les Chouans, roman plein d’amazones intrépides, de chefs héroïques, de coups de feu, de coups de foudre et de coups de sang, il s’agit bien, avant tout, d’une histoire d’amour, et les conversations galantes, les progrès de l’amour et ses trahisons occupent une bonne partie du livre.

Tandis que Walter Scott s’englue dans les médiévisteries, Balzac s’empare de l’histoire récente, et – ce qui fait l’intérêt du roman et de la destinée tragique des deux héros – la période qu’ils vivent (et la politique dont ils sont les acteurs et peut-être les jouets) est celle de la troisième guerre de Vendée, dont les cendres sont encore chaudes, surtout à la lisière de la Normandie et de la Bretagne, et les derniers sursauts d’une république moribonde tombée aux mains d’arrivistes. Bonaparte guerroie dans toute l’Europe et a besoin de soldats (la conscription obligatoire est l’une des causes du soulèvement). La politique n’est plus faite par le peuple de 1789, qu’incarne le loyal soldat Hulot, mais par des policiers retors exécutant les plans secrets d’hommes d’État pour lesquels, d’ailleurs, Balzac ne cache pas son admiration.

Il n’est pas tendre pour les Chouans, qui apparaissent, dès les premières pages, comme des farouches paysans de la lande, vêtus de peaux de bique dont les poils se confondent avec les mèches sales de leurs cheveux, parlant le bas-breton, une horde de gueux faunesques et fantastiques, à la mentalité primitive, aussi revêches que la chouette, ce chat-huant, ce chuin dont ils contrefont le cri sinistre, à qui l’on donne, pour chaque Bleu fusillé, une indulgence de plus pour le paradis. Car ils sont dirigés par des aristocrates ambitieux et des curés démagogues. Et Balzac, qui s’était déjà documenté sur la Révolution et qui, avant d’écrire Les Chouans, était allé passer six semaines à Fougères pour s’imprégner des lieux, prit des risques en dressant un monument à l’héroïsme républicain en pleine Restauration et résurrection des liens du trône et de l’autel, opposant à la franche loyauté des officiers bleus les harangues manipulatrices des prêtres et les calculs intéressés des ci-devant.”

extrait d’un dossier publié sur l’Internet dont je n’ai pas retrouvé la trace

Et puis aussi, la Bretagne, la magie des lieux, la terre de légende, le fantastique, le site exceptionnel de Fougères dans lequel Balzac a fait vivre ses personnages, que Julien Gracq retrouve avec bonheur à chaque fois qu’il y vient. Il présente même le roman comme un « prodigieux opéra du bocage » ; la tentation était trop grande. « Nulle part en France, le voyageur ne rencontre de contrastes aussi grandioses ; c’est une de ces beautés inouïes où le hasard triomphe et où ne manque aucune des beautés de la nature… La Bretagne est là dans sa fleur. », écrit Balzac.

Enfin, parce que, malheureusement, le thème des Chouans est d’une actualité brûlante. Le XXIème siècle connaît, dans des proportions que personne n’aurait osé imaginer il y a quelque temps encore, une recrudescence d’actes de terreur effroyables commis au nom de Dieu, et l’on voit bien que les mêmes arguments et les mêmes méthodes ont été utilisés autrefois par le clergé breton et bas-normand pour conserver son emprise sur des paysans crédules et illettrés, plus habitués à obéir qu’à réfléchir.

Du roman au drame musical

Le roman est touffu, à la manière de Balzac. Descriptions, scènes d’action, dialogues, analyses psychologiques, rebondissements, commentaires personnels se succèdent en permanence pour composer une trame qui parfois s’éparpille, et les personnages mis en scène, comme toujours, forment une galerie de portraits impressionnante.

Sans entrer dans le détail, je dirai juste qu’il m’a fallu resculpter la matière en vue de créer un spectacle scénique de deux heures. Toutefois, je suis resté fidèle à la chronologie des événements et, si j’ai laissé de côté certaines scènes dont l’intrigue pouvait faire l’économie, j’ai conservé beaucoup de personnages, y compris des personnages de moindre envergure. Le seul personnage dont j’aie dû faire l’économie est Corentin, l’âme damnée de Fouché, l’espion accroché aux bas de Marie, car son maintien aurait eu pour conséquence d’augmenter le nombre de scènes où la présence de Marie de Verneuil était nécessaire, de complexifier les relations à l’intérieur du camp républicain et de nuire par trop à la lisibilité du spectacle.

L’intrigue sentimentale repose sur un antagonisme bien connu depuis Roméo et Juliette : l’appartenance des amants à deux camps en guerre et, malgré cela ou à cause de cela, le triomphe tragique de l’amour. La situation n’est pas totalement imaginaire, puisque, comme le dit Pierre Gascar dans sa préface à l’édition Gallimard:

Pendant toute la période révolutionnaire, on a souvent observé des liaisons de cette nature, qui semblaient tirer leur force de l’opposition des idées et des origines sociales de ceux qu’elles réunissaient. Le vertige de la mort y tenait encore plus de place que dans les amours entre personnes du même camp, car les amants ennemis savaient qu’ils attiraient sur eux le sort réservé aux traîtres. Le général Hoche lui-même s’éprit d’une Vendéenne… Mais, poursuit-il, il ne faut pas s’attacher à l’aspect banalement romantique de ces amours où la mort est en tiers. La haine s’y conjuguait souvent avec le désir. Beaucoup de femmes de l’aristocratie livrèrent à la justice révolutionnaire leurs amants républicains, et l’inverse ne fut pas rare.

Fidèle au roman, j’ai fait de cette histoire d’amour l’axe majeur du drame lyrique, autour duquel apparaissent d’autres thèmes : la guerre civile, le monde de la chouannerie, les calculs politiques, la mutation des valeurs, etc.

Le point de vue de Balzac n’a pas été modifié, non que je n’avais rien à dire sur cette période houleuse de l’histoire de France ; mais il eût été indécent de détourner Les Chouans de l’orientation que le romancier a voulu donner à son œuvre, à savoir la condamnation des exactions des Chouans, assimilés aux Mohicans de Fenimore Cooper, alors que l’écrivain montra par la suite qu’il n’avait pas vraiment la fibre républicaine. Les historiens d’aujourd’hui ont une vue évidemment plus nuancée des événements. On trouvera néanmoins çà et là, pour les besoins du spectacle, quelques aménagements, édulcorations, ajouts, qui ne modifient en rien la ligne générale du roman.

Composé d’un prélude et d’une quarantaine de parties chantées, le drame musical est d’abord centré sur Marie de Verneuil, indiscutable héroïne du roman par l’énergie qu’elle déploie, les obstacles qu’elle doit surmonter, et la volonté qui l’anime en permanence d’arriver à ses fins et de dompter les événements, à tel point que j’ai longtemps appelé l’œuvre du nom de son personnage principal.

Autour de Marie de Verneuil apparaissent, quatre personnages : le marquis de Montauran, le chef chouan qu’elle est chargée de combattre par des procédés qui ne relèvent pas de l’action militaire ; Florine, sa confidente et amie ; le colonel Hulot, soldat républicain résolument opposé au plan diabolique de Fouché ; la comtesse du Gua, premier lieutenant du marquis, sans scrupules, accoutumée depuis toujours à semer la terreur dans les campagnes. Puis viennent les petits rôles, si l’on en apprécie l’importance selon la durée de leurs interventions, mais capitaux pour le déroulement de l’histoire : le capitaine Merleau, Marche-à-terre, le comte de Bauvan, Galope-chopine, Barbette, le chevalier du Vissard et l’abbé Gudin. Il m’a semblé en effet que, sans ces personnages, il manquerait bien des couleurs au récit imaginé par Balzac. Je les ai mis en valeur en leur confiant un air plein d’allant (Merleau, Galope-chopine), une scène sentimentale à contre-emploi (Marche-à-terre), une complainte déchirante (Barbette)… et ne les ai pas limités aux transitions de circonstance.

Quant aux chœurs, je les ai voulus assez nombreux, parce que cette forme d’expression collective, qui a ces derniers temps connu une nouvelle vie, s’intègre bien dans le déroulement de l’action, parce qu’il s’agit d’une guerre où deux armées s’opposent et aussi, pour une raison qui tient à l’organisation du spectacle : un groupe de choristes ne peut venir sur scène pour deux ou trois prestations et passer le reste du temps dans les coulisses. Par ailleurs, le chœur peut aussi fournir les seconds rôles. La particularité des chœurs ici est que ce sont une bonne partie d’entre eux des chœurs d’hommes (les Chouans et les Bleus).

« Les Chouans », drame lyrique, opéra comique ou comédie musicale ?

Classer Les Chouans dans l’une ou l’autre catégorie, c’est admettre qu’il existe des frontières parfaitement établies entre elles, ce qui est loin d’être le cas. Stephen Sondheim (l’acolyte de Bernstein) réfute l’appartenance d’un spectacle à une catégorie en ces termes : « I really think that when something plays on Broadway it’s a musical, and when it plays in an opera house it’s opera. That’s it. It’s the terrain, the countryside, the expectations of the audience that make it one thing or another. » Et puis, La Flûte enchantée, conçu par Schickaneder comme un spectacle populaire, n’appartient-il pas au répertoire classique ?

Depuis plusieurs décennies, peu d’opéras ont été écrits ; par contre, de nombreuses comédies musicales voient le jour chaque année. On évite les thèmes de réflexion trop ambitieux ou on les réduit à des caricatures ; on les farcit de ritournelles faciles à mémoriser et de chorégraphies modernes ; on les met en scène avec une débauche de moyens et d’effets chocs censés frapper l’imagination. Malgré tout, que de différences entre My Fair Lady, Le Fantôme de l’Opéra, La Forêt magique, Starmania, Cats, Notre-Dame de Paris ou encore Spartacus le Gladiateur !

J’ai tenté de me soustraire aux canons actuels de la comédie musicale, qui reposent sur un non-sens chaque fois répété : « Cette c.m. a bien marché ; donc les prochaines devront être façonnées à l’identique. » C’est ce qui s’est longtemps passé à Broadway, et également en France ces derniers temps. Mais où sont alors l’inventivité et l’originalité, s’il faut toujours marcher dans les mêmes traces et se contenter d’imiter – pour ne pas dire : reproduire – ce qui existe déjà ? Le but recherché, à savoir attirer un maximum de spectateurs, n’est d’ailleurs pas forcément atteint lorsqu’on fait du clonage.

On lit aussi : « Inutile d’aller plus loin ; la c.m. est un genre du passé, appelé à disparaître. », simplement parce que deux ou trois spectacles n’ont pas fait recette. C’est loin de correspondre à la réalité : il y a aujourd’hui encore des échecs, des succès d’estime et de vrais succès. Plutôt que de condamner un type de spectacle – ce qui amènerait par extension à condamner telle catégorie de films en se fondant sur les mêmes critères –, mieux vaut s’interroger sur le mode de fabrication des comédies musicales qui n’ont pas eu le succès escompté.

Les Chouans se situerait, malgré la nervosité du scénario et les scènes d’action, dans une veine moins expansive, plus intimiste que ce que l’on peut voir depuis une décennie et, par certains aspects, se rapprocherait davantage de l’opéra ; mais je sais qu’une mise en scène grandiloquente peut en faire un spectacle haut en couleurs. Les textes servent l’histoire, qui n’est pas un prétexte destiné à fédérer un ensemble de chansons dont la plupart pourraient exister en dehors du récit, car je crois sincèrement que le livret, donc le contexte, est le fondement de tout spectacle musical. S’il est faible, il faut être Mozart ou Puccini pour en faire une grande œuvre… Voyez L’Enlèvement au Sérail ou Tosca !

Quant à la musique, elle doit servir le texte – on raconte en effet une histoire avec des mots – et former avec lui une alchimie qui n’est pas toujours facile à réaliser, j’en suis pleinement conscient. En dehors de toute appréciation de style ou de genre, il est important qu’aucun texte ne disparaisse sous un martèlement musical. Il est vrai que les arrangements, la mise en scène et l’interprétation jouent ici un rôle non négligeable.

En guise de conclusion

It is nonsense to say what a musical should or should not be. It should be anything it wants to be, and if you don’t like it you don’t have to go to it. There is only one absolutely indispensable element that a musical must have. It must have music. And there is only one thing that it has to be – it has to be good.

Cette appréciation d’Oscar Hammerstein in « The World of musical comedy » (New York : Ziff Davis Publishing, 1960) est frappée au coin du bon sens, sauf que, un demi-siècle plus tard, le rôle joué par les médias est déterminant dans la réussite d’un projet de cette nature. Entre le silence assourdissant et la campagne promotionnelle envahissante, il faut arriver à trouver une juste place.

Patrice GEFFROY
Saint-Pierre-Bois, le 20 novembre 2006

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